Cabarete

Charbinat janvier 2004

Michel Bühler ne s’est pas remis de l’assassinat de son ami Yvan Leyvraz par les « Contras » en 1986. Michel va traîner son blues à Cabarete en République dominicaine. Il boit, fume et parfois part en balade. Le livre « Cabarete » est étrangement construit : soudain tu te retrouves en Suisse ou dans un pays d’Afrique. Pour revenir obstinément à Cabarete où il tire des portraits hyper réalistes de son entourage, les copains, les touristes qui débarquent d’Allemagne pâles et repartent bronzés…
Michel Bühler has not recovered from the assassination of his friend Yvan Leyvraz by the « Contras » in 1986. Michel will drag his blues to Cabarete in the Dominican Republic. He drinks, smokes and sometimes goes for walks. The book « Cabarete » is strangely constructed: suddenly you find yourself in Switzerland or in an African country. To return stubbornly to Cabarete where he draws hyper realistic portraits of his entourage, friends, tourists who arrive from Germany pale and leave tanned…

Ce livre commence à neuf heures, premier chapitre, et se termine à minuit, dernier chapitre. Il est constitué des errances de cette journée, pendant laquelle Michel s’abandonne à une rêverie souvent triste où les souvenirs affluent dans le plus grand désordre. Le fil conducteur, c’est la succession des heures au cours de cette journée, mais on a de la peine à le suivre avec les innombrables interférences des innombrables souvenirs : mon conseil, ne le suivez pas. Abandonnez-vous à cette belle écriture toute dans la retenue.
This book begins at nine o’clock, first chapter, and ends at midnight, last chapter. It is made up of the wanderings of this day, during which Michel abandons himself to an often sad daydream where memories flow in the greatest disorder. The common thread is the succession of hours during this day, but it is difficult to follow it with the innumerable interferences of the innumerable memories: my advice, do not follow it. Surrender to this beautiful writing all in restraint.

Ainsi, ce jour se fait aussi le bilan d’une vie à sa moitié, après un long combat de solidarité au côté des opprimés. Nulle révolte criarde, nul jugement à l’emporte-pièce, pas même de vraie aigreur pour les « aventuriers des charters » ou les soixante-huitards repentis du Pianissimo. Diffus tout au long du livre, et d’autant plus fort, un sentiment de fraternité dans le désespoir qui sauve peut-être du désespoir.
[Jacques-Étienne Bovard — extraits de presse]
Thus, this day is also the balance sheet of a life at its half, after a long fight of solidarity alongside the oppressed. No screaming revolt, no snap judgement, not even real bitterness for the « charter adventurers » or the repentant sixty-eighters of the Pianissimo. Diffused throughout the book, and all the stronger, is a sense of brotherhood in despair that perhaps saves from despair.
[Jacques-Étienne Bovard — press extracts]

Ce texte n’est pas qu’un récit : dans une interview, Bübu faisait le triste constat, sa jeunesse déjà loin derrière lui, de l’accroissement de la pauvreté pour les uns et de celle de la richesses pour les autres – on a tout raté disait-il, puisque cela a pu avoir lieu. C’est un sujet qui revient constamment dans ses écrits, dans ses paroles : Michel n’aimerait pas que je dise « c’était un homme engagé », je ne sais pas comment formuler ce qu’il a fait dans sa vie, guidé par ses convictions. Elles apparaissent à toutes les pages de son roman.
This text is not just a story: in an interview, Bübu made the sad observation, his youth already far behind him, of the increase in poverty for some and that of wealth for others – we have everything failed, he said, since it could have happened. It’s a subject that comes up constantly in his writings, in his words: Michel wouldn’t like me to say « he was a committed man », I don’t know how to formulate what he did in his life, guided by his beliefs. They appear on every page of his novel.

Il déplore « la religion du fric, toujours plus et chacun pour soi, chacun(e) travaillant de son côté pour son unique confort.
J’ai la nostalgie du temps où l’on croyait que l’amour, la solidarité, pouvaient changer le monde. »
He deplores « the religion of money, always more and each for himself, each working on his side for his unique comfort.
I have nostalgia for the time when we believed that love, solidarity, could change the world. »

Maintenant que j’ai découpé le paragraphe en petits tronçons, je vous le restitue tout entier, pour la beauté de l’écriture, pour l’humanisme qui s’en dégage.
Que nous restera-t-il maintenant ? La religion du fric, toujours plus et chacun pour soi, chacun dans sa bulle. C’est déjà, de notre côté de la planète, à qui aura le plus beau bronzage, à qui trouvera le meilleur prix pour aller le plus loin possible. Comme ces chevaux tout à l’heure vers la pointe, retournant subitement à un instinct brut, nous galopons à perdre haleine pour être le premier, et nous ne voyons plus la mer, ni l’oiseau blanc qui se laisse porter par le vent. Nous deviendrons des fourmis, sans rien qui nous transcende, des abeilles mises ensemble par hasard dans une ruche, chacune travaillant de son côté pour son unique confort.
J’ai la nostalgie du temps où l’on croyait que l’amour, la solidarité, pouvaient changer le monde.
Nous n’aurons plus devant les yeux qu’une Amérique opulente, qui n’existe pas. Les pauvres qui s’entassent dans des baraques en carton, pour s’obstiner à espérer, rêveront à des motels dans la verdure, à des Cadillac parquées devant des villas à colonnades d’où sortent de rares enfants blonds nourris aux flocons de maïs.
Il ne leur reste finalement que Dieu ou le Loto.
Que se passera-t-il quand nous nous réveillerons en réalisant que le libéralisme aussi nous a trompés ?
Now that I have cut the paragraph into small sections, I return it to you in its entirety, for the beauty of the writing, for the humanism that emerges from it.
What will we be left with now? The religion of money, always more and each for himself, each in his own bubble. It’s already, on our side of the planet, who will have the best tan, who will find the best price to go as far as possible. Like those horses just now towards the point, suddenly returning to a raw instinct, we gallop breathlessly to be the first, and we no longer see the sea, nor the white bird which lets itself be carried by the wind. We will become ants, with nothing that transcends us, bees put together by chance in a hive, each working on its own for its unique comfort.
I have nostalgia for the time when we believed that love, solidarity, could change the world.
We will only have before our eyes an opulent America, which does not exist. The poor who pile into cardboard shacks, to persist in hoping, will dream of motels in the greenery, of Cadillacs parked in front of colonnaded villas from which come out rare blond children fed on corn flakes.
In the end, they only have God or the Lotto.
What will happen when we wake up realizing that liberalism has deceived us too?

On se détend
Calm down

On se réchauffe au four de Bachelin
We warm up near the Bachelin oven

et on passe au Québec
and we go to Quebec

Michel Bühler s’inquiète de notre déshumanisation. Cela apparaît dans cette belle chanson, « si le temps », « Où l’homme assourdi comme ivre / de sa bataille pour survivre / ne sait plus saluer les fleurs »… Je retrouve exactement la même idée ici : « nous ne voyons plus la mer, ni l’oiseau blanc qui se laisse porter par le vent (…) sans rien qui nous transcende. »
Michel Bühler worries about our dehumanization. It appears in this beautiful song, « si le temps », « if the time », « Where the deafened man as if drunk / from his battle to survive / no longer knows how to greet the flowers »… I find exactly the same idea here: « we no longer see the sea, nor the white bird that lets itself be carried by the wind (…) without anything that transcends us. »

J’ai été frappée plutôt violemment par cette question :
Que se passera-t-il quand nous nous réveillerons en réalisant que le libéralisme aussi nous a trompés ?
Cela fait fort longtemps que le libéralisme est loin de n’avoir que des attraits pour moi ! Cependant, la majorité des gens, et sans doute sur la majorité des pays de la planète, agit dans le sens de ce dogme, de gré ou de force. Oui, mais si une prise de conscience en profondeur finit par se faire, que se passera-t-il en effet ? Voilà une question qui peut favoriser de longues nuits d’insomnie !
I was struck rather hard by this question:
What will happen when we wake up realizing that liberalism too has deceived us?
Libéralism is far from having only attractions for me for a very long time ! However, the majority of people, and probably in the majority of countries on the planet, act in the direction of this dogma, willingly or by force. Yes, but if deep awareness does eventually occur, what will actually happen? That’s a question that can lead to long sleepless nights!

Jacques-Étienne Bovard trouve assez amer son « constat, sur l’oppression et la bêtise triomphante dans le monde. » Mais pour Michel, le bilan de ses voyages n’en est pas là. « Parce que j’ai su trouver souvent l’authenticité des êtres et éviter les circuits touristiques… Cela dit, c’est vrai que j’ai le sentiment que maintenant il n’y a plus de grands espoirs et que les gens vivent au jour le jour pour gagner du pognon et faire une carrière. Or je pense que l’homme mérite mieux que ça. »
Jacques-Étienne Bovard finds his « statement of oppression and triumphant stupidity in the world rather bitter. » But for Michel, the balance sheet of his travels is not there. « Because I have often been able to find the authenticity of beings and avoid tourist circuits… That said, it’s true that I have the feeling that now there are no great hopes and that people live in the day by day to earn money and make a career. But I think the man deserves better than that. »

Le covid m’a vidée de toute mon énergie. J’ai passé des jours et des jours à dormir. Le plus dur était de sortir du lit, et à partir de ce moment une seule pensée, y retourner. Après tous ces jours d’absence, de rêverie, de sommeil à toute heure du jour et de la nuit, j’ai pu recommencer à lire. « Cabarete » n’a pas été facile à aborder, puis je m’y suis plongée avec délice. Du fond de mon fauteuil j’ai accompagné Bübu dans ses errances. C’était de nous deux celui qui en ferait le moins. En même temps, à chaque page, le lecteur attrape une de ses idées qui sont belles : « Les valeurs auxquelles je suis attaché sont celles de l’humanisme. Je crois en l’homme, en la bonne part qu’il y a en l’homme. »
Cela se ressent facilement tout au long de ces pages.
Covid has drained me of all my energy. I spent days and days sleeping. The hardest thing was to get out of bed, and from that moment only one thought, to go back there. After all these days of absence, daydreaming, sleeping at all hours of the day and night, I was able to start reading again. « Cabarete » wasn’t easy to get into, then I dove into it with delight. From the bottom of my armchair I accompanied Bübu in his wanderings. It was the two of us who would do the least. At the same time, on each page, the reader catches one of his ideas which are beautiful: « The values to which I am attached are those of humanism. I believe in man, in the good part that there is in man. »
This is easily felt throughout these pages.

Bübu m’a accompagnée pour sortir peu à peu de ma léthargie.
Mention spéciale pour la dernière page dans laquelle il cite une dernière fois Yvan Leyvraz. Au sujet des Contras, ceux qui seront ses assassins, Yvan déclare :
« La plupart d’entre eux sont des pauvres gens, arrachés de force à leur village. On les menace, on promet de massacrer leur famille s’ils n’obéissent pas. Parfois, ils s’engagent volontairement, pour vingt dollars, pour une machette. »
Une sorte de boucle est bouclée à la dernière page de ce roman.
Bübu accompanied me to gradually get out of my lethargy.
Special mention for the last page in which he quotes Yvan Leyvraz one last time. About the Contras, those who will be his assassins, Yvan says:
« Most of them are poor people, forcibly taken from their villages. They threaten them, they promise to massacre their families if they do not obey. Sometimes those people sign up voluntarily, for twenty dollars, for a machete. »
A sort of loop is closed on the last page of this novel.

J’ai un immense regret : que Bübu nous ait quittés, bien sûr. Pas seulement. J’aurais dû lire son « Cabarete » bien plus tôt, écrire cette chronique il y a longtemps, alors j’aurai pu lui écrire pour l’inviter à me lire. Il avait toujours répondu très gentiment aux rares messages que je lui avais expédiés, j’espère qu’il aurait apprécié ma lecture de son livre.
I have a huge regret: that Bübu left us, of course. Not only. I should have read his « Cabarete » much earlier, written this column a long time ago, so I could have written to him inviting him to read me. He had always responded very kindly to the few messages I sent him, I hope he would have enjoyed my reading of his book.

Je me répète ses mots, un peu comme un mantra : l’homme mérite mieux que ça.
Je lui laisse le mot de la fin (j’aurais aimé le formuler moi-même !). À une personne qui lui demandait s’il croyait en Dieu, il avait répondu :
« Je n’en sais rien. Il y a peut-être quelqu’un là-haut, mais il y a longtemps que je ne lui parle plus. On n’est pas d’accord, ça finirait par une bagarre et je n’aime pas ça… »
I repeat his words to myself, like a mantra: man deserves better than this.
I’ll leave the final word to him (I wish I had said it myself!). When asked if he believed in God, he replied:
« I do not know. There may be someone up there, but I haven’t spoken to him for a long time. We don’t agree, it would end in a fight and I don’t like that… »

2 réflexions sur « Cabarete »

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